Entretien avec Aymar Crosnier, directeur général adjoint en charge de la programmation
Par Gilles Amalvi
La notion d’interprète constitue le fil rouge de la programmation de ce printemps : dans quel sens interpréter ce terme aujourd’hui dans le champ chorégraphique ? Et comment est-ce qu’il se déploie dans la programmation ?
Progressivement, se met en place une forme de périodicité dans la programmation au CN D. Mathilde Monnier a souhaité que l’automne constitue un temps fort autour de la question de l’archive, de la réactivation d’une archive vivante : l’automne dernier, c’était autour de l’œuvre d’Alain Buffard, en 2016 le cycle des Early Works et l’exposition consacrée à Lucinda Childs, le CN D étant dépositaire des fonds d’ar- chives de ces deux artistes. L’été a plutôt une place dédiée à l’émergence – même si le pro- gramme de Camping laisse toujours la place à des pièces qui ont marqué l’histoire de la danse : en juin, nous allons ainsi présenter Self Unfini- shed de Xavier Le Roy, et remontrer Good Boy. Il y avait beaucoup de jeunes au CN D pendant l’événement consacré à Alain Buffard, je crois que ce travail a encore beaucoup à nous dire.
Ce printemps, nous souhaitons mettre en lumière une certaine génération d’artistes – pour ne pas rester dans une simple dialectique entre émergence et archive. Le dénominateur commun entre ces artistes, c’est qu’ils sont tous auteurs de leur performance, interprètes de leurs propres gestes. Boris Charmatz et Emmanuelle Huynh vont ouvrir le cycle avec le duo boléro 2, une chorégraphie d’Odile Duboc qu’ils vont interpré- ter, et vont présenter juste avant une version « personnelle », une « interprétation » : étrangler le temps est en effet le même duo, mais qu’ils ont étiré jusqu’à l’incorporer. Tous les artistes de ce printemps sont dans une forme d’inter- prétation qui questionne la manière dont on performe la voix, le geste ou le savoir. Cela com- mencera par la voix, qui sera présente dès le Week-end Ouverture avec trois performances musicales qui vont investir tout le bâtiment, et avec le vernissage de l’exposition L’œil la bouche et le reste... Pour le week-end de clô- ture, en avril, nous invitons la troupe du Cabaret Madame Arthur avec son fameux spectacle piano-voix. La voix comme la continuité d’un geste, d’un mouvement, ouvre et ferme ce cycle autour de la notion d’interprétation, de transformation.
Dans ce cadre, vous allez montrer le travail de Mark Tompkins, chez qui la voix est centrale.
Au départ, j’avais demandé à Mark Tompkins de montrer Song and Dance, un délicat solo de 2003 qui a énormément marqué, construit à partir d’éléments que Mark utilise souvent : des chansons populaires, une forme spectaculaire assez directe, très adressée, qui parle en même temps de lui et de nous tous. Il m’a dit qu’il ne souhaitait pas reprendre ce solo, et qu’il préférait répondre à l’invitation en imaginant la suite, STAYIN ALIVE. Cette pièce touche à la question de la relation du danseur au temps : comment un danseur vieillit, comment gérer la transfor- mation de son corps, de son image, de ce qu’il peut faire ou ne plus faire. On peut se douter que Mark va détourner les attentes, en jouant sur la réalité et la fiction. Mais nous avions également envie de remontrer ses HOMMAGES, qui réinterprètent les figures de Vaslav Nijinski, Valeska Gert, Joséphine Baker ou Harry Shep- pard et qui seront présentés en double soirée avec la troupe de Madame Arthur – créant des échos avec l’imaginaire très cabaret de Mark Tompkins.
Par ailleurs, certaines de ces soirées vont être accompagnées par un nouveau cycle consacré aux conférences d’artistes. La question posée à travers ces conférences est celle de « performer le savoir », elle concerne la porosité des champs et l’utilisation par des artistes d’autres disci- plines de modes performatifs.
Cela rejoint le désir de faire du CN D un « centre d’art pour la danse », avec l’idée de décloisonner les disciplines ; de voir comment la danse interprète le champ des arts plastiques et en retour comment celui-ci interprète le champ chorégraphique ?
Tout à fait. Par exemple, Manuel Pelmus, qui travaille sur la présence des corps dans l’espace muséal, va évoquer la disparition sur scène. Je ne sais pas encore ce que va présenter Christodoulos Panayiotou, mais il était déjà venu au CN D, invité par Jérôme Bel, avec une conférence sur la question de la représentation de la mort sur scène ; il travaille sur les arborescences du savoir sur internet, notamment via YouTube. Ming Wong est un plasticien de Singapour qui vit à Berlin. J’ai vu une conférence qu’il présentait à Taipei – un état de sa recherche sur les opéras à Hong Kong – abordant ces architectures fascinantes de bambou, construites en une semaine. Esther Ferrer va proposer une nouvelle conférence sur la perfor- mance, où elle met en acte des propositions formulées dans une langue incompréhensible. Le compositeur Tom Johnson m’a été présenté par Esther Ferrer. Il va interpréter une confé- rence au piano, dans une forme assez interac- tive. Antoine Defoort proposera une conférence sur les droits d’auteur. Il me paraît intéressant d’aborder cette question, en rapport avec la transformation du statut de boléro 2, la pièce d’Odile Duboc, qui devient étrangler le temps sous l’impulsion de Boris Charmatz et Emmanuelle Huynh. Ces conférences couvrent un spectre très large, à la fois en termes de générations, de questions esthétiques, de manière d’aborder l’acte performatif. Tous ces artistes travailleront dans un même espace : une manière d’auditorium en demi-cercle, avec l’idée de créer une sorte d’université populaire.
Lors de cette saison seront également présentes Catherine Diverrès et Carolyn Carlson – des chorégraphes ayant une longue carrière, mais qui continuent à danser, à confronter leur corps à la scène.
L’idée de cette soirée atypique avec Diverrès et Carlson est née de la soirée des trente ans des centres chorégraphiques nationaux qui a eu lieu à Chaillot en 2015 : elles y ont présenté deux soli fulgurants qui emplissaient complètement ce grand plateau, avec les seules ressources de leur corps et de leur danse. Cette soirée partagée sera précédée par une création de François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant autour des chants de Hildegard Von Bingen. Elle sera présentée dans le foyer des danseurs, où François Chaignaud avait dansé Dumi Moyi – et qu’on appelle désormais le « Foyer Chaignaud » entre nous...
Ensuite, nous allons accueillir le DANCE ON ENSEMBLE. Cet ensemble né de l’arrêt de la compagnie de William Forsythe ; ces danseurs – qui n’avaient pour certains dansé que pour lui – ont monté ce projet autour de la question « qu’est-ce que c’est, un danseur après 40 ans ? ». L’ensemble DANCE ON est invité à investir le CN D avec une Fabrique, c’est le dispositif dans le cadre duquel nous avions déjà invité le Ballet de l’Opéra de Lyon et le Ballet de Loraine : une grande compagnie vient squatter le CN D, afin de montrer toutes ses facettes. Pour DANCE ON, nous allons mettre en place le même type de dispositif, avec des workshops ou des masterclass à destination des danseurs dans la journée. Le soir, il y aura un programme de soli – commandés à des créateurs comme Tim Etchells ou Noé Soulier, puis des pièces de groupe réalisées pour ces danseurs par d’impor- tants chorégraphes et metteurs en scène d’au- jourd’hui ; le samedi un atelier de pratique amateur autour de la transmission. Il s’agira de transmettre les gestes de Lucinda Childs, Jan Martens, Deborah Hay, William Forsythe, Rabih Mroué... et de passer quelques jours en compagnie de danseurs exceptionnels et de leur réper- toire unique !
Le CN D va également se transformer en vérita- ble music-hall, en invitant la troupe de Madame Arthur...
C’est le premier cabaret transformiste de Paris, ouvert à Montmartre en 1946 ! Il renaît depuis quelques années sous la houlette de Jérôme Marin (Monsieur K). Je l’ai découvert grâce à Jonathan Capdevielle et il se trouve que de nombreux danseurs et interprètes y font réguliè- rement des numéros, comme François Chaignaud qui y fait un numéro magnifique – mélange de hip-hop, de chansons, de travestissements... Ce sera un programme autour de ces artistes, de ces danseurs qui ont une « double vie » : Olivier Normand, Jean-Luc Verna, Daniel Larrieu, Jonathan Capdevielle... J’aime beaucoup l’idée de clôturer ce cycle en version cabaret : la scène sera au centre des escaliers de l’atrium, il y aura des tables de part et d’autre ; une cathédrale de béton transformée en cabaret piano-voix des années 1940 ! Les HOMMAGES de Mark Tompkins formeront comme un écho, un contrepoint historique. Il y a le lien très fort qu’il entretient aux formes chantées, au caba- ret, à la transformation – et puis ses hommages abordent des figures importantes. Lorsque je demande aux jeunes artistes de Camping ce qu’ils auraient envie de voir, de revoir, de découvrir, les HOMMAGES de Mark Tompkins reviennent très souvent. Voir danser Tompkins, Carlson, Diverrès, faire signe vers ces corps chargés d’une mémoire, d’une accumulation de gestes nous paraît indispensable au CN D.
Avez-vous déjà des pistes pour la programmation de l’automne prochain ?
Oui, bien sûr ! Il y a une forte tendance des musées à inviter la danse dans leurs espaces. En automne, nous souhaiterions inverser cette tendance en forme de provocation : inviter des musées et des centres d’art pour qu’ils prennent possession d’un espace performatif !
Le visiteur évolue différemment dans les deux types d’espaces ; le pari est de transformer le CN D en un musée éphémère : le temps d’un mois exposer le vivant ! Les Week-end Ouverture sont aussi des temps forts de la programmation que nous orientons sur des thématiques diffé- rentes à chaque fois : la voix et le son ce prin- temps, la matière et l’objet à l’automne prochain avec ce projet d’invitation aux musées, la cou- leur au printemps 2019... nous invitons à explorer ces notions à travers différents aspects. Car le CN D n’est pas juste un théâtre, une galerie, un centre de formation, une maison d’édition ou une médiathèque, c’est tout cela à la fois. C’est dans ces bizarreries institution- nelles que l’on peut inventer de nouveaux formats – en composant avec toutes les richesses que l’on a dans cette maison...